Quasi-aveugle, Munakata Shiko (1903-1975) peignait et gravait avec les yeux du coeur. Il faut le voir disposer sur le sol côte à côte des planchettes carrées et se saisir de son pinceau pour, à grands gestes sûrs et rapides, les recouvrir en un instant de figures, d’animaux, de fleurs ou autres symboles s’imbriquant en une mystérieuse et virtuose composition, ne reprenant son souffle que pour plonger à nouveau son pinceau dans l’encre et recommencer jusqu’à couvrir la totalité de la surface. Puis, attrapant sa gouge, le voici creusant les planchettes l’une après l’autre comme dans une transe. Les copeaux volent à toute vitesse sous les coups furieux de l’instrument et, de la matière brute, surgissent bientôt les contours d’une oeuvre à la fois sensuelle et spirituelle mais toujours foisonnante, bouillonnante, tourbillonnante, envoûtante !… Pour celui qui avait changé jusqu’à la graphie du caractère « gravure sur bois » en japonais (de « dessin imprimé » 版画 à « dessin sur planche » 板画), l’enjeu n’était rien moins qu’ « exprimer la vie qui est enfouie à l’intérieur du bois ».
La grande rétrospective du musée d’art moderne de Tokyo marque le 120e anniversaire de la naissance de Munakata et son parcours nous fait voyager dans les différents lieux qui marquèrent sa vie et son oeuvre :
– Aomori (au nord du Japon) où il naquit dans une famille de forgeron et déclara, après avoir vu les tournesols de Van Gogh dans un magazine littéraire, qu’il voulait devenir le » Van Gogh du Japon ».
– Tokyo où il arrive en 1924. Il y fréquente les cercles littéraires dont celui du poète Sato Ichiei qui lui commande pour son magazine Jidou-Bungaku (« Children Litterature ») ses premières illustrations gravées où l’on voit la figure se mélanger aux caractères en un tout aussi harmonieux qu’inextricable (« The Life of Prince Yamatotakeru » 1936). Munakata innove en exposant ses gravures en grand format, avec le paravent intitulé « In praise of Tohoku » (1937), en hommage aux victimes de la famine causée par les intempéries dans cette région nordique. On y distingue une lutte entre les forces du mal, figurées par des silhouettes noires à chaque extrémité du paravent, et le bouddha de lumière qui se détache au centre dans un halo.
De cette période datent ses séries les plus célèbres dédiées aux dieux et déesses du shintoïsme (« In Praise of Japanese Ancestral Gods and Goddesses », 1941) et aux disciples de Bouddha (« Two Boddhisatva and Ten Great Disciples of Sakyamuni », 1939), comme pour conjurer la sombre période que traverse le monde.
– Fukumitsu (actuel Nanto), dans la région de Toyama sur les côtes de la mer du Japon à environ 300 km de Tokyo, où il s’est réfugié avec d’autres figures du monde littéraire et artistique en avril 1945, sa maison tokyoïte et les précieuses planches gravées qu’elle contenait ayant été détruites dans les bombardements. Du fait des restrictions, il se remet à la peinture, brossant de grandes fresques inspirées, rouleaux ou portes coulissantes de temples… Il réalise aussi de petites gravures colorées qu’il dénomme « yamato-ga » (peinture japonaise).
– Tokyo où il retourne après la guerre, collaborant avec des écrivains (dont Tanizaki) et des revues littéraires et asseyant davantage encore sa réputation au Japon et à l’étranger où il remporte des prix prestigieux – grand prix de gravure à la Biennale de Venise de 1956, 2e prix au festival international de gravure de Lugano en 1952 et 3e prix à la Biennale de Sao Paulo de 1955. Il accomplit ainsi, au crépuscule de sa vie, son fou rêve de jeunesse de devenir « le plus grand ».
L’exposition se clôt le 3 décembre 2023 à Tokyo mais l’oeuvre de Munakata Shiko est visible de manière permanente au Munekata Shiko Memorial Museum of Art dans la ville d’Aomori: