Le Petit Journal

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Artistes français et francophones du Japon, Miho Kuroyanagi, enlumineuse (Tokyo)

* VOTRE PREMIER CONTACT AVEC L’ART

Mon grand-père était peintre de nihonga et designer textile. Quand j’étais petite, chaque fois que je lui rendais visite, je passais du temps dans son atelier. Je me revois assise sur ses genoux, devant une grande table en bois baignée de lumière sur laquelle il y avait une multitude de pinceaux et de pigments déposés dans de petites assiettes blanches. Je me souviens de l’odeur de la colle animale et des esquisses suspendues un peu partout dans l’atelier pour sécher.

* CE QUI FAIT QUE VOUS ÊTES DEVENUE ARTISTE & VOTRE PARCOURS

J’ai toujours aimé dessiner et peindre, mais je n’avais jamais pensé en faire mon métier. Après mes études, j’ai travaillé comme consultante dans le domaine de la finance et de la gestion. Lors d’un voyage en Bourgogne, j’ai découvert par hasard une petite église abritant de magnifiques fresques du 12e siècle que le restaurateur japonais Hisao Takahashi avait rénovées. J’ai été profondément émue par elles et je lui ai demandé de m’initier à cet art. Quelques années plus tard, j’ai séjourné à Autun, où j’ai participé à la réalisation des peintures murales à l’intérieur de la tour des Ursulines, un donjon du 12e siècle que M. Takahashi avait acheté et transformé en centre culturel, tout en apprenant les techniques traditionnelles de la fresque.

Cependant, à mon retour au Japon, je n’avais pas de mur me permettant de les pratiquer. C’est ainsi que je me suis tournée vers l’enluminure, un art de la même époque. Je suis ensuite retournée en France pour apprendre cet art auprès d’Annie Bouyer, enlumineuse professionnelle, dans son atelier près d’Angoulême, notamment la technique de la dorure, qui est totalement différente de celle utilisée au Japon. J’ai commencé à travailler professionnellement en 2020, et peu à peu, en réalisant de nombreuses commandes de style gothique, je suis naturellement devenue spécialiste de l’enluminure gothique.

* 3 OEUVRES

– L’ARBRE DE JESSÉ : Aujourd’hui, je réalise essentiellement des enluminures personnalisées, mais au début, je faisais des reproductions. Ici, je me suis inspirée de l’enluminure sur fond d’or du psautier d’Ingeburge (1210) conservée au château de Chantilly. J’adore cette œuvre car je la trouve très aboutie sur le plan stylistique et technique par rapport aux autres du début du 13e siècle. Et surtout, quelle profusion d’or précieux utilisée avec tant de luxe ! Jessé est représenté couché, tandis qu’un rameau portant les ancêtres du Christ s’élève de sa couche. De part et d’autre, on peut voir des prophètes tenant des phylactères (banderoles). Sur l’original, il y a des inscriptions latines que je n’ai pas reproduites car je ne savais pas les lire à l’époque. J’ai contacté le conservateur du musée de Chantilly qui m’a très gentiment éclairée. Finalement, c’est un prêtre catholique qui m’a acheté cette œuvre.

– L’ASSOMPTION DE LA VIERGE DANS LES BRAS DU CHRIST : Je peux également réaliser des enluminures personnalisées à partir des motifs de peintures célèbres, en les adaptant pour chaque commanditaire. Cette enluminure a été réalisée d’après un panneau peint a tempera par le maître de Cesi (Italie) à la fin du 13e siècle. C’est une œuvre que j’ai créée en utilisant le style et les matériaux des enluminures françaises de la même époque. La cliente avait été séduite par cette scène de tendresse entre le Christ et la Vierge, assez inhabituelle dans ce genre de peinture, et c’est en pensant à ses sentiments que j’ai encore adouci l’expression de la Vierge et du Christ, dont le visage est tourné vers sa mère et non vers nous, comme dans le panneau de Cesi. De plus, il s’agit d’une enluminure destinée à un usage plus intime, et non d’une peinture destinée à être contemplée par un grand nombre de fidèles.

– NOSTER AMOR EST AERE PERENNIOR (Notre amour est plus éternel que l’airain) : Ce que je maîtrise le mieux, c’est la création d’enluminures entièrement personnalisées et originales, basées sur les souhaits spécifiques de chaque commanditaire, tout en respectant les codes de l’époque pour en faire une enluminure authentique. Il s’agit d’une enluminure en pleine page portant cette inscription du poète romain Horace en lettres gothiques. Elle m’a été commandée par un couple de médecins qui souhaitait célébrer son anniversaire de mariage. À leur demande, j’ai représenté une scène de mariage royal dans une architecture gothique, en donnant aux mariés des visages ressemblant à ceux des commanditaires, et j’ai orné les marges de portraits de leurs chats ainsi que de diverses figures évoquant la médecine au Moyen-Âge. L’élément le plus remarquable est sans doute la figure d’un personnage vomissant de l’or, soutenu par un autre, destiné à rappeler la manière singulière dont ce couple s’est rencontré : lors d’une fête un peu trop arrosée !

* VOUS ET LA FRANCE

J’ai grandi dans une région rurale du Japon, au sein d’un environnement profondément conservateur, marqué par un patriarcat encore très présent où les femmes étaient fortement opprimées. Dès mon plus jeune âge, j’ai ressenti un désir ardent de m’évader de ce cadre étouffant. Ma première rencontre avec la France remonte à mes années de lycée, lors d’un cours d’histoire où j’ai découvert la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme. J’ai été profondément émue d’apprendre qu’il y a plus de deux siècles, le peuple français portait déjà des idées aussi progressistes. Face à la réalité dans laquelle je vivais alors, la France me semblait être un pays infiniment plus avancé que le Japon, et j’ai commencé à en rêver.

À l’université, j’ai étudié le français et j’ai eu l’occasion de partir en échange en France. En approfondissant ma connaissance de la langue, j’ai découvert que la Déclaration des droits de l’homme ne s’adressait initialement qu’aux hommes, et j’ai parfois été déçue en constatant l’écart entre mes idéaux et la réalité de la condition féminine en France. Mais cela, c’est une autre histoire.

* VOS SOURCES D’INSPIRATION

Ce qui m’inspire principalement, ce sont les enluminures de la période gothique, du 12e au 15e siècle. Aujourd’hui, de nombreuses bibliothèques et musées mettent en ligne l’intégralité des pages, ce qui permet d’accéder à une grande richesse de manuscrits ! Je suis heureuse d’être née à une époque aussi favorable, merci à l’ère du numérique !

* VOTRE TECHNIQUE

J’ai adopté la technique traditionnelle de l’enluminure, c’est-à-dire la peinture sur parchemin – j’utilise principalement des peaux de veau ou de chèvre. Une fois le motif reporté sur le parchemin, j’applique du gesso (une préparation à base de colle de poisson et de plâtre) ou de la gomme ammoniaque sur les zones destinées à recevoir la dorure, puis j’y pose et colle la feuille d’or.

Lorsque le gesso est utilisé comme apprêt, je polis l’or pour lui donner de la brillance. Ensuite, je peins avec des pigments naturels mélangés à de la gomme arabique. Pour finir, je trace les contours sur l’ensemble de l’image. Lorsque le manuscrit comporte du texte, celui-ci est écrit avant la pose de la dorure. Au Moyen Âge, en Europe, l’encre à base de noix de galle était utilisée pour l’écriture, mais pour ma part, je préfère utiliser l’encre de Chine asiatique.

La plupart des techniques que j’utilise aujourd’hui dans mon travail, je les ai apprises en France. Mes recherches sur l’enluminure s’appuient presque exclusivement sur des ouvrages en français. La culture française fait ainsi partie intégrante de ma vie, au point de m’être devenue familière et précieuse !

* UN RÊVE

J’aimerais pouvoir utiliser autant que possible les techniques, les matériaux et les outils authentiques du Moyen Âge européen. Mais dans la réalité, les contraintes liées à l’environnement, au coût ou à l’efficacité m’obligent parfois à opter pour des solutions plus modernes. Aujourd’hui, par exemple, j’écris avec une plume métallique de calligraphie. Pourtant, je rêve qu’un jour, je pourrai écrire avec une vraie plume d’oiseau, taillée à la main, comme le faisaient les scribes médiévaux. Pouvoir tenir la plume dans la main droite et, dans la main gauche, un petit couteau pour retailler la pointe au besoin… ce serait pour moi la manière d’approcher au plus près l’expérience, le geste et l’esprit des copistes du Moyen Âge.

* LE RÔLE DE L’ART

Je suis féministe. Dans ma vie, « être une femme » a toujours été une réalité pesante, qui m’a souvent fait souffrir. Or, quand je peins, je ne suis ni femme ni homme : je suis simplement un être humain. L’art m’offre un espace où je peux exister librement, au-delà du genre, des rôles et des attentes.

Ce qui est particulier pour moi, c’est de peindre l’art médiéval européen en utilisant les techniques anciennes. En tant que Japonaise, ce n’est pas seulement un retour dans le temps, mais aussi un pas vers une culture et un monde lointains. Peut-être est-ce ma façon de chercher un ailleurs, un autre point de vue, au-delà de mon cadre habituel.

En peignant, je franchis les frontières du temps, de l’espace, de l’identité. Je deviens une main au service de la beauté, et parfois, j’ai l’impression d’être « quelqu’un d’autre », « quelque part ailleurs ». Je suis moi, et en même temps un peu plus que moi.

https://atelierduherissondor.com

L’Arbre de Jessé d’après l’oeuvre du psautier d’Ingeburge (1210), 2024, gouache et or sur peau de chèvre, 210mm×297mm
L’Assomption de la Vierge dans les bras du Christ, 2024, gouache et or sur peau de chèvre, format A5
NOSTER AMOR EST AERE PERENNIOR, gouache et or 24 carat sur vélin, format A4
L’adoration du Veau d’Or d’après La Somme le Roi (f.2v), c.1295, France
Gouache et or 24 carats sur peau de chèvre, 140mm×200mm
L’ânesse de Balaam, d’après le psautier de Saint Louis, milieu du 13e siècle, France
Gouache et or 24 carats sur peau de chèvre, 140mm×200mm
EPSOInitiale S, 2022, gouache et or 24 carat sur papier, 130mm × 130mm
Initiale L, 2022, gouache et or 24 carat sur peau de chèvre, 90mm × 90mm
Le coffre de la Dame des friandises, 2023, peinture à l’acrylique et or 24 carat sur bois de noyer, 210mm×300mm×200mm
Dessus du couvercle du coffret de la Dame aux friandises.
Nossa Senhora da Soledade, 2022, gouache et or sur vélin, format A4
Le rêve du Dieu bouddhique de la médecine, 2023, gouache et feuille d’or 24 carat sur vélin
Miho Kuroyanagi