Nul autre lieu que le musée de l’Orangerie n’était plus apte à accueillir l’exposition « Modigliani et son marchand » qui s’y déroulait jusqu’au 15 janvier dernier et où l’on pouvait voir plusieurs de la centaine de tableaux, cinquantaine de dessins et douzaine de sculptures étant passés par les mains de Paul Guillaume (1891-1934), mécène, collectionneur et galeriste faiseur de mode et découvreur de talents, des années 10 jusqu’à l’entre-deux guerres.
Modigliani (1884-1920) et Paul Guillaume, qui se seraient rencontrés en 1914 par l’entremise du poète Max Jacob et avaient échappé à la conscription en raison de leur santé fragile, travaillèrent de concert pour lancer les fondements et le goût pour l’art moderne. L’un comme l’autre fréquentaient les cercles artistiques et littéraires parisiens et partageaient un goût prononcé pour les arts extra-occidentaux. Le marchand en ornait ses galeries aux côtés d’oeuvres de son protégé ainsi que de celles de Soutine, Derain, Vlaminck, Picasso, Matisse, Utrillo, le douanier Rousseau, artistes bien connus aujourd’hui mais qui, à l’époque, crevaient la faim et défrayaient la chronique.
Les salles d’exposition permanente du musée offrent à cet égard une passionnante plongée au sein de la collection Paul Guillaume, organisée artiste par artiste. On y retrouve des oeuvres des peintres précités lui ayant appartenu, mais aussi d’autres acquises par sa sulfureuse veuve, Juliette Lacaze, alias Domenica, que ses goûts portaient plutôt vers un art devenu « classique », à savoir les Impressionnistes (Monet, Renoir, Sisley…), mais aussi Gauguin et Cézanne.
Domenica, évoquée en filigrane au fil des salles, fut, tout à la fin des années 50, au coeur d’un retentissant scandale la désignant à l’origine des morts suspectes de ses deux maris, celle de Paul, décédé des suites d’une péritonite soignée trop tardivement, et celle du richissime architecte et industriel Jean Walter, renversé par une voiture. Elle aurait ensuite tenté de faire assassiner son propre fils adoptif, Polo, afin de l’empêcher d’hériter de la fabuleuse collection… laquelle fut finalement léguée à l’État à la suite d’un arrangement entre André Malraux, alors ministre de la Culture, et la diabolique Domenica.
On ne peut s’empêcher, en regardant les toiles du musée de l’Orangerie tant de fois contemplées par les protagonistes de l’histoire et chéries par l’un d’eux au point de commettre, peut-être, l’irréparable, d’éprouver un curieux pincement au coeur.
La visite du musée prendra un tout autre relief après la lecture de deux palpitants ouvrages parus récemment : « Domenica la diabolique » par Christine Clerc (L’Observatoire, 2021) et « Paul Guillaume, marchand d’art et collectionneur » par Sylphide de Daranyie (Flammarion, 2023)