En plein coeur de Tokyo, arpenter la chapelle du Rosaire de Matisse. Au chant des oiseaux, suivre la course du soleil à travers ses vitraux et la danse des reflets jaunes, bleus et verts sur le sol blanc des deux nefs jusque derrière l’autel dominé par la haute silhouette de Saint Dominique, tracée au pinceau sur carreaux de terre cuite émaillée de blanc.
Mais bientôt la lumière décroît et la chapelle se retrouve plongée dans l’obscurité. À la lueur vacillante des six grands chandeliers de l’autel, tandis que sonne l’office du soir, se tourner alors vers le mur Nord d’où émerge une Vierge à l’Enfant luminescente sur semis de fleurs, puis vers le mur Est et son Chemin de Croix que Matisse, à plus de 80 ans, peignit dextrement de son incontournable pinceau fiché au bout d’un long bambou et chargé d’encre noire.
La chapelle de Vence, aboutissement de toute une vie de labeur et de création, s’offre à nous entièrement reconstituée dans la 5e et dernière partie de l’exposition intitulée « Matisse, formes libres » du Centre national des Arts de Tokyo. On peut également y voir une maquette du plan et de l’élévation, un crucifix, un bénitier, les chasubles des prêtres et autres oeuvres réalisées ou abandonnées que Matisse conçut dans le cadre de ce projet d’ « art total » élaboré durant quatre années, de 1948 à 1951.
Contrairement à l’exposition de Ueno qui, en 2023 (voir l’article du 28 juillet 2023), retraçait en collaboration avec le Centre Pompidou toute la carrière de l’artiste, celle de Roppongi, organisée avec le musée Matisse de Nice, se concentre sur la dernière partie de sa vie marquée par l’invention du papier gouaché découpé et par l’usage qu’il en fit dans toutes les formes d’art, dans une quête constante de simplification.
Les 3 premières parties de l’exposition (« Chemins de la couleurs », « Ateliers » et « Du décor jusqu’à la grande décoration ») montrent son cheminement vers cette technique ultime et notamment comment, à l’occasion de la commande monumentale du Dr Barnes pour sa fondation à Philadelphie en 1930, Matisse sortit de « la peinture d’intimité » en utilisant pour la première fois la gouache découpée. Naquit alors « La Danse », exécutée sur 3 panneaux distincts aux « dimensions surhumaines » de 13 mètres de long sur 3 mètres de haut. Il en existe 3 versions qui sont projetées grandeur nature à l’exposition.
La 4e partie (« Formes libres ») présente la libération de son art grâce au papier découpé avec des oeuvres bien connues telles que « Nu bleu IV » (1952), « Jazz » (1947), des couvertures de « Verve » (1940, 1945, 1948) et — autre « clou » de l’exposition — la fresque « Fleurs et fruits » (1952-1953) qui s’étend sur 4 mètres sur 8 ! Restaurée spécialement pour l’occasion, ce gigantesque étalage de fleurs aux larges pétales roses, verts, bleus et orange alternant avec des citrons et oranges de la Méditerranée, encadré de part et d’autre de 2 colonnes doriques, nous replonge dans le monde enchanté et récréatif du papier découpé de notre enfance. Matisse ne disait-il pas lui-même « s’amuser beaucoup à découper ! mais avec le plus grand sérieux en pesant sur mon travail avec le poids de mes expériences passées, le poids de toute une vie conditionnée par d’incessantes recherches » ?