Les iPhones crépitent sans discontinuer dans les 8 salles de la Fondation Vuitton consacrées à l’imposante rétrospective Mark Rothko (1903-1970). Vastes rectangles superposés sur des toiles d’environ 3 x 2 mètres, ses « champs de couleurs » s’offrent au regard et surtout aux objectifs des milliers de visiteurs déferlant chaque jour à la Fondation, en un véritable face à face d’écrans.
Est-ce cela qui séduit tant nos contemporains, surtout les plus jeunes ? Ajoutons que, sur instruction de l’artiste, les toiles sont disposées dans de grandes salles à la lumière tamisée, sans cadre ni vitre, à 30 cm du sol, sur un mur non pas blanc mais écru, et qu’elles sont accrochées comme un ensemble dont chaque partie complète l’autre et lui répond. De l’art immersif avant l’heure !
Réalisées sur deux décennies jusqu’à la mort du peintre en 1970, ces grands rectangles luminescents aux formes floues qui semblent flotter à la surface de la toile nous interrogent autant qu’ils nous fascinent. Pour peu qu’abandonnant tout repère, principe ou pensée rationnelle, on se laisse aller à la simple contemplation des couleurs et des formes, on se sent bientôt happé dans un épais nuage comme si l’on passait de l’autre côté de son propre miroir ou alors, au contraire, rejeté par la matière dense et opaque du rectangle, comme « prisonnier » à l’extérieur de l’oeuvre. Regarder un tableau de Rothko est comme un plongeon en soi-même et une aventure dont on ne ressort pas indemne.
Première rétrospective depuis 1999 consacrée, en France, à cet artiste majeur de l’expressionnisme abstrait américain, l’exposition Rothko réunit 115 oeuvres présentées chronologiquement, de ses débuts dans les années 30, avec des toiles figuratives exprimant solitude et société en crise (portraits, scènes de métro), à sa gloire à partir des années 50 où il trouve son propre style après une période surréaliste aux tableaux quelque peu abscons empreints de mythologie grecque.
Mais Rothko, enfant d’immigrés juifs d’origine russe arrivé à 11 ans aux États-Unis, n’est jamais satisfait et se sent depuis toujours mal à l’aise dans une société américaine matérialiste qui ne voit en lui qu’un « coloriste » surdoué. « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré », disait l’artiste qui se donna la mort le 25 février 1970.
Aujourd’hui nous restent ses rectangles qui semblent nous fixer, tels les écrans géants d’Orwell, et nous attirer dans les abysses… Insondable Rothko !
https://www.fondationlouisvuitton.fr/en/events/mark-rothko
Vidéo « 1 vie, 1 oeuvre » (59 min.) : https://www.youtube.com/watch?v=8eZtPu10Mwc