Sur le fond noir d’encre d’une affiche se détache le visage émacié d’un homme aux cheveux de neige coupés court qui se détourne de nous, comme s’il nous invitait à le suivre dans l’abîme ou dans un au-delà où il serait possible, par la magie de l’art, de « voir le son » et d’ « écouter le temps ».
Cet homme, c’est le compositeur Ryuichi Sakamoto (1952-2023), et cette affiche, celle de l’exposition « Seeing sound, Hearing time » du musée d’art contemporain de Tokyo qui présente, jusqu’au 30 mars 2025, 12 installations réalisées en collaboration avec des artistes aussi divers que Shiro Takatani, Daito Manabe, Carsten Nicolai, Apichatpong Weerasethakul, Zakkubalan et Toshio Iwai.
Car le génial musicien, rendu célèbre pour ses musiques de film (Furyo en 1983 et Dernier Empereur en 1987), s’intéressait aussi à la création plastique et à son interaction avec une musique plus expérimentale, ce qui le fit collaborer avec bon nombre d’artistes. C’est le fruit de ce travail revisité en 2024 qui est visible à la présente exposition.
Telle l’oeuvre TIME TIME recréée en 2024 par Shiro Takatani sur la base de la pièce de théâtre TIME présentée à Amsterdam en 2021, où Sakamoto explorait la question du temps sous la forme d’un théâtre musical inspiré d’oeuvres de Natsume Sosêki (1867-1916), du taoïste Zhuangzi (4e siècle av. J.-C.) et du théâtre Noh. Dans l’installation de 2024, on peut voir défiler sur un triptyque d’écrans géants, textes et vidéos en noir et blanc (joueuse d’orgue à bouche se déplaçant lentement d’un écran à l’autre, forêt mystérieuse, rapides impétueux…) évoquant les errements de l’âme humaine entre rêve et réalité sur la musique asynchrone chère à Sakamoto qui plonge le visiteur dans un état de profonde méditation.
Ou encore PHOSPHENE et ENDO EXO (2017-2024) de Nicolai Carsten, oeuvres montrées pour la première fois sous forme de vidéos comme l’aboutissement d’une longue collaboration entre Sakamoto et l’artiste allemand de musique électronique. Chaque vidéo utilise l’une des deux pistes (« 20210310 » et « 20220207 ») issues du dernier album de Sakamoto « 12 », la première pour accompagner des « phosphènes », images de lumière et de couleur que nous percevons lorsque nos paupières sont closes, et la deuxième, de nombreux clichés d’animaux naturalisés et autres squelettes de vertébrés peuplant les musées européens, révélant ainsi aux yeux du public ce qui reste généralement caché (en grec, « endo » signifie « à l’intérieur » et « exo » à l’extérieur »).
En milieu de parcours, sur l’ample terrasse du musée, la « sculpteuse de brouillard » Fujiko Nakaya qui avait par le passé collaboré avec Sakamoto, Shiro Takatani et le danseur de butoh Min Tanaka pour concevoir London Fog (Tate de Londres, 2017) et a-form (musée national d’Oslo, 2017), enchante littéralement le visiteur avec LIFE-WELL TOKYO. Par intermittence, son fameux brouillard constitué d’innombrables gouttelettes microscopiques finit, en s’opacifiant, par effacer complètement le monde extérieur nous laissant face à nous-mêmes, tandis que son mouvement tourbillonnant capté par une caméra se transforme en musique de Sakamoto…
Mais l’oeuvre la plus émouvante est sans doute la onzième intitulée Musique Plays Images x Images Plays Music (1996-1997, 2024), réalisée en collaboration avec Toshio Iwai, créateur de jeux vidéos musicaux. On y voit projetée sur une vitre transparente la silhouette translucide de Sakomoto interprétant deux de ses morceaux sur un piano véritable tandis que des images traversent un autre écran en symbiose parfaite avec la musique.
Lorsque la performance fut présentée pour la première fois à l’Art Tower Mito en 1996 – à une période où ce genre de technologie était peu développée -, Sakamoto jouait réellement du piano tandis que les données MIDI (Musical Instrument Digital Interface) du morceau générées en temps réel étaient instantanément traduites en images projetées sur écran géant, permettant ainsi une visualisation directe de la musique.
Un vibrant et vivant hommage rendu à l’un des musiciens les plus novateurs et inspirés de notre temps, près de deux ans après sa disparition prématurée.
https://www.mot-art-museum.jp/en/
Performance Time (avec Shiro Takatani, 2021):
Merry Christmas Mr. Lawrence / Ryuichi Sakamoto (2022)




async–immersion tokyo, 2024
©2024 KAB Inc. Photo: Takeshi Asano
