1. INTRODUCTION
Le baramon est un cerf-volant traditionnel des îles Goto représentant un jeune samouraï en armure dont la tête a disparu dans la gueule d’un démon. La partie supérieure montre les yeux noirs globuleux du monstre, son nez écarlate et sa mâchoire proéminente blanche qui s’est refermée sur le casque du guerrier, ne laissant dépasser que le protège-nuque. La partie inférieure figure parfois une mer déchaînée où le corps sinueux d’un dragon apparaît entre les vagues. Le samouraï n’a pas renoncé au combat face à son adversaire plus puissant que lui. Pour cette raison, il est regardé comme un modèle de courage et d’énergie par les habitants des îles Goto dont le ciel se constelle de cerfs-volants baramon chaque année, le 5 mai, jour de la fête des garçons, afin que ces derniers grandissent en bonne santé.
Lorsqu’on s’intéresse à la tragique histoire des chrétiens cachés des îles Goto, petit archipel de cinq îles (« go » signifie 5 et « tô » îles en japonais), en fait 140 au total qui s’étendent sur 85 km dans le Sud-Ouest de la mer du Japon, à une centaine de km au large de Nagasaki, c’est en premier lieu l’image du baramon qui vient à l’esprit. Pendant 270 ans, des premières persécutions survenues à la fin du 16e siècle à la levée de l’interdiction du christianisme au Japon en 1873, les chrétiens ont continué à pratiquer leur foi dans le plus grand secret, vivant en permanence sous la menace de terribles sévices corporels et psychologiques s’ils étaient découverts. Ils s’installaient dans des lieux dédaignés par les autres habitants, y vivant chichement de la pêche et/ou de l’agriculture, endurant épreuves et souffrances, parfois jusqu’au martyre, de génération en génération, sans renoncer à leur foi.
Lorsque la liberté de religion fut décrétée par le gouvernement Meiji sous la pression des Occidentaux, les chrétiens des îles Goto s’empressèrent de construire des églises malgré leur pauvreté, se privant parfois de manger pour payer l’architecte, taillant eux-mêmes le bois ou les pierres, transportant les briques sur leur dos, peignant les vitraux quand ils n’avaient pas les moyens d’en acheter.
Au début, elles étaient de simples lieux de prière et de rassemblement chez le chef de la communauté. Peu à peu, de véritables lieux de culte furent édifiés, étonnants par leur nombre (pas moins d’une cinquantaine pour les seules îles Goto, 137 dans la préfecture de Nagasaki), par leur caractère difficilement accessible (celles de Fukue, par exemple, ne l’étaient que par bateau autrefois, d’autres sont situées au sommet des monts ou au fond des forêts) et par leur charme : tantôt en bois, tantôt en briques, rarement en pierres ; tantôt dans le style occidental, car construites sous les directives des pères des Missions étrangères de Paris, tantôt dans le style japonais, tantôt un mélange des deux… mais toutes soigneusement entretenues par leurs paroissiens qui doivent s’y sentir comme chez eux puisqu’ils y laissent volontiers leurs objets personnels : chaussons, coussin, bréviaire, mouchoir, lunettes, etc., bien rangés à leur place habituelle.
Des églises, si fragiles et si aisément détruites par les typhons ou l’érosion marine, mais toujours reconstruites, encore plus belles, encore plus charmantes. En tant que chrétienne, je me suis demandé pourquoi et ce qui avait pu porter ces générations de chrétiens depuis le 16e siècle jusqu’à nos jours, et je suis partie sur leurs traces pendant six semaines à la recherche d’une réponse.
Le récit de cette quête commencera par Fukue, l’île principale où siégeait le gouvernement local et la plus méridionale de l’archipel, et se poursuivra en direction du nord, de Hisakajima à Nakadorijima, en passant par Narushima et Wakamatsujima. Ensemble, nous visiterons des églises, rencontrerons des chrétiens, admirerons la stupéfiante beauté de ces îles rocailleuses à la végétation luxuriante, éparpillées dans une mer émeraude et turquoise sous un ciel de somptueux nuages pommelés qui inspirèrent tant Yamamoto Nizô, le célèbre peintre de Studio Ghibli natif de ces îles. Nous ferons bien sûr quelques escapades dans les musées, les temples bouddhiques, les sanctuaires shintoïstes ou les ruines d’un château. Nous nous intéresserons à la vie des habitants, à la faune et à la flore, un peu à la gastronomie…
Alors, bonne route et à très bientôt pour la première étape de ce voyage : l’île de Fukue, là où tout a commencé !
L’église de Oose (Nakadorijiima), construite en briques en 1916 par Tetsukawa Yosuke, formé à l’architecture néogothique par un père des missions étrangères de Paris.